« Il faut réinventer une technique d’une façon telle qu’on puisse partir à nouveau du système nerveux avec la même force qu’on trouve dans la nature, dans la vie. »
Francis Bacon, Entretiens, Arts & esthétique, Édition Carré, 1996.
Pierre Della Giustina
« Il faut réinventer une technique d’une façon telle qu’on puisse partir à nouveau du système nerveux avec la même force qu’on trouve dans la nature, dans la vie. »
Francis Bacon, Entretiens, Arts & esthétique, Édition Carré, 1996.
ORIGINE. Né en Auvergne, en 1964, Pierre Della Giustina grandit dans une famille d’artisans d’origine italienne. À l’âge de huit ans, il reçoit en cadeau L’art pour les enfants (1) . Découvre Dürer, Vélasquez, Rembrandt, Klee, Gauguin et, plus que tout, Chagall. Dix ans plus tard, il entre à L’École nationale des arts décoratifs (ENSAD), à Paris. Alors admiratif de Cobra (2) , il découvre les écrits de Jean Dubuffet dont les positions très radicales l’enthousiasment. Il se passionne pour « L’Art brut ». En témoignent sa première œuvre, Boucherie à la une d’après Raymond Queneau et son engagement à La Fabuloserie (Dicy/Yonne), lieu créé par Alain Bourbonnais (3) pour abriter sa collection d’« art hors-les-normes » (4) . Il restaure « Le Manège de Pierre Avezard (1909/1992), dit Petit Pierre » (5) .
PARCOURS. Par la suite, il s’émancipe de « L’Art brut » sans le renier. Retravaille des formes, des références classiques ; ne délaisse pas les matériaux bruts : « rebus » de sa propre œuvre ; résidus de bois, de métal, de tissu et maintenant de résine industrielle… Sa méthode se précise, fondée sur la fragmentation, le réassemblage, la dépense d’énergie. Jusqu’à créer cette œuvre singulière et paradoxale à l’intersection du classicisme et du modernisme.
POSTURE. Après la mort d’Alain Bourbonnais, diplôme ENSAD en poche, il décide de rentrer en Auvergne. Choisit de mener un travail solitaire, loin des grands lieux de production, des centres d’art, du marché. Expose rarement. Principalement dans sa région. Parfois à l’extérieur pour répondre à des invitations, celles de Chantal Melanson, à Annecy et Tarascon, ou d’amis, comme ce fut le cas en 2016, à la Chapelle Sainte-Anne d’Arles.
(1) Éditions Bradley-Smith. Textes de Ernest Raboff.
(2) Cobra : mouvement éphémère créé en 1948 par des peintres – Karel Appel, Asger Jorn, Corneille, Alechinsky, etc. – et des poètes – Jean Dautremont, Constant, etc.
(3) Alain Bourbonnais (1925 – 1988), architecte et sculpteur, professeur chef d’atelier à l’École nationale supérieure des beaux-arts. Créateur, en 1983, du musée de La Fabuloserie, à Dicy (Yonne).
(4) Expression suggérée à Alain Bourbonnais par Jean Dubuffet, qui souhaitait que le terme «art brut» soit réservé à sa collection.
(5) Voir : Pierre Avezard, vacher à la Coinche, « un aire (sic) de musique avant la sortie », le texte que Pierre Della Giustina a signé dans l’hommage collectif à Caroline Bourbonnais : Des jardins imaginaires au jardin habité (2015).
« Dubuffet, par sa façon de contester radicalement la culture artistique dans nos sociétés a fondé mon attitude dans la vie. Le fait que je me tienne à l’écart », explique Pierre Della Giustina, évoquant son parcours débuté à L’École nationale des arts décoratifs (ENSAD), en 1983.
Cobra (1) . « Dans les années quatre-vingt, Karel Appel et Asger Jorn m’offraient la peinture dont je rêvais. De la couleur, de l’énergie, avec gourmandise. Une façon de libérer le geste et l’esprit qui incitait à prendre ses distances avec ˮ l’art ancienˮ. Ce qui n’avait rien de très original à cette époque où la peinture faisait son retour dans l’art contemporain. J’en éprouvai une soudaine impression de liberté. Parfaitement illusoire. Comme je m’en rendrai compte en découvrant Dubuffet, ses écrits, l’Art Brut. »
Dubuffet. « Une rencontre déterminante. Elle se fait par les mots, la pensée, l’image. Avec pour effet immédiat, de remettre en question cette fameuse liberté que je pensais avoir acquise. Sa façon de contester radicalement la culture artistique dans nos sociétés a fondé mon attitude dans la vie. Le fait que je me tienne à l’écart. » (2)
L’Art brut. « Dans ses écrits, Dubuffet alerte très tôt sur les dérives consuméristes de la culture. Quand il affirme que ˮ Le vrai art est là où on ne l’attend pas ˮ, je pense à ˮ L’art brut ˮ et le considère comme le véritable aboutissement des vaines recherches dans lesquelles les avant-gardes se sont égarées, essoufflées, épuisées tout au long du XXe siècle. Je tiens alors cet ʺ Art brut ʺ pour essentiel, parce que libéré de toute contrainte ; je le regarde de la même façon que Giotto ou Bacon. Et non pour la singularité de vie de ceux qui le font. Je n’en démords pas et j’invite tout un chacun à faire de même. »
La Fabuloserie (3). « J’ai écrit une longue lettre à Alain Bourbonnais (4) qui a bien voulu de moi. Nous avons travaillé ensemble dans une complicité quasi-filiale. Il m’en reste l’impression d’un grand bain de matière. J’en garde un goût prononcé pour la recherche de nouveaux matériaux et une méthode de travail pas ʺpropre ʺ, un peu frustre, légèrement vacillante. »
Le manège de Petit Pierre (4). « Je l’ai restauré à partir de bouts épars. Tels qu’ils étaient arrivés. La poésie est ce qui m’intéresse le plus dans l’œuvre. Une poésie authentique. Porteuse d’une vision du monde pas mécaniste pour un sou. Pierre Avezard parle, avec beaucoup d’humour, ʺd’un monde qui s’en va et d’un monde qui s’en vient ʺ. Il représente des vaches aussi bien que des Concordes. Éprouve la même tendresse pour les bêtes et les gens. »
L’École. « C’était, dans Paris, un enseignement ouvert, un lieu accueillant pour les personnes atypiques, comme moi… Bien que plutôt mondain par le recrutement. J’ai trouvé ma place, ou refuge, dans l’atelier de gravure. Local marginal que l’on l’appelait ʺ l’aquarium ʺ. Je travaillais avec Fiorini, le graveur de Bissière et Jean Clerté, assistant d’Alechinsky. Difficile d’imaginer deux personnalités plus opposées. L’un très réservé et caustique ; l’autre séducteur. »
Et un livre comme première œuvre, Boucherie à la une (5). « Nous avions l’obligation d’en réaliser un, en fin d’études. J’ai choisi ce texte de Queneau. Le faire avec lenteur, beaucoup de travail, m’a aidé à me situer entre Cobra, Dubuffet, tout ce que je recevais, percevais. Émerger de ce magma fut un rude combat. Je voulais prendre position. Je suis très fier d’avoir réussi, au moins, sur un point, le rapport texte image. »
La littérature. « Omniprésente dès le début. Quand, à l’ENSAD on me demande réaliser un livre, je lis énormément, Queneau bien sûr, et beaucoup de poètes Cendrars, Apollinaire, Michaux, et ce Roumain que trop peu de gens connaissent Gherasim Luca… »
La rupture. « Avec l’Art brut ? Elle se fait en plusieurs étapes. Je ne supportais plus de voir tant de personnes s’en emparer, le dévoyer, le dégrader dans le seul but de plaire et de vendre. Et j’avais toujours en tête cette question de la liberté en art. Je me trouvais dans cette situation dont parle Michaux quand il évoque ʺ la terrible solitude de l’artiste contemporain […] qui, libre mais désormais dépossédé de tout étalon de mesure, doit faire face à la subjectivité de ses propres critères et repères ʺ. J’en reviens à Dubuffet, le grand agitateur, et me remets à tout considérer, reconsidérer, même la peinture du passé. »
Ce qu’il reste de cette période Art brut. « Le début des années quatre-vingt-dix. Les premiers papiers cousus, les patchworks. Toute cette période ˮcouture ˮ est liée aux matériaux et aux techniques utilisés par les artistes bruts dont je m’éloignais déjà par la figuration pour aller puiser à d’autres sources : l’imagerie de l’art populaire et sacré, les vierges romanes, les louboks, l’art copte ou les icônes de Roublev. Comme des figures de l’enfance. »
Cette rupture ? « Elle est effective en 1993, avec Le Buffet jaune. Plus retable que meuble. Je reprends un mode de figuration traditionnelle, tout en revendiquant une forme d’expressionisme, et je réutilise la peinture à l’huile. Précision technique loin d’être anecdotique. Toute peinture, à mon sens, est une question de technique. »
Ensuite. « Je coupe vraiment les ponts avec les portraits. Celui que je réalise de mon grand-père, en 1996, marque le vrai tournant. J’affirme le choix d’une peinture/peinture. Je passe aux natures mortes, à des sujets très inscrits dans l’histoire de l’art. On peut penser à Chardin, de La Tour… Dans le même temps, hasard ou pas, je découvre que Barceló, peintre contemporain s’il en est, fait la même démarche d’aller se frotter aux classiques. »
Résultat. « Suit une période active, productive, jusqu’à ce que j’atteigne mes limites. La confrontation avec les modèles anciens est épuisante. La sculpture m’apparaît comme une possible échappatoire. »
La sculpture. « Je la pratique depuis La Fabuloserie. En mode mineur. J’imaginais que me confronter à la matière concrète me permettrait d’échapper au mystère insondable de la peinture et me délasserait. J’ai commencé par Le Chien. Je l’ai terminé dix ans plus tard… »
La difficulté. « Garder un rapport ˮanatomique ˮ au corps tout en créant une matière mouvante, dansante. Agitée. Animée d’un mouvement intérieur. Je me suis trouvé face à ce pari impossible d’une sculpture tout en manque, en creux et anfractuosités, que l’on regarderait comme une forme pleine. Dans la droite ligne de ce qu’ont initié Picasso, Giacometti ou Germaine Richier. »
Autre chose. « La volonté de s’écarter le plus possible d’un d’expressionisme insupportable à mes yeux, quand ça hurle, quand ça gueule. J’aime que ce soit poignant, explosé dans la forme, mais que le rapport au corps ne soit ni faux, ni malsain. Surtout pas grimaçant. Qu’il y ait de la fluidité au milieu de ce magma. De quoi rendre la chose simple et légère. »
L’Homme qui marche ? « Oui. C’est un bon exemple. Il est venu tout seul. Un vrai miracle. »
Les reliefs. « Ils arrivent après. Ils ont pour avantage de n’offrir qu’un seul point de vue. Ils ne sont ni peinture, ni sculpture. C’est l’époque des Ruches, du Singe. Ils permettent de revenir à la peinture par la matière ; de conjuguer la couleur et le volume. Ce à quoi se sont confrontés, avant moi, Rebeyrolle ou Barceló, pour revenir à lui. »
Maintenant. « Une nouvelle aventure commence dans cette ligne, avec de nouveaux matériaux, des résines synthétiques, des couleurs, de la lumière. Tout un travail que je présenterai, au printemps 2020, à la Chapelle de l’Hôpital général, à Clermont-Ferrand. »
Propos recueillis par Daniel Martin.
(1) Cobra : mouvement éphémère créé en 1948 par des peintres – Karel Appel, Asger Jorn, Corneille, Alechinsky, etc. – et des poètes – Jean Dautremont, Constant, etc.
(2) Voir : Asphyxiante Culture (Éditions de Minuit), Prospectus et tous écrits suivants (Éditions Gallimard)
(3) Alain Bourbonnais (1925 – 1988), architecte et sculpteur, professeur à l’École nationale supérieure des beaux-arts jusqu’en 1968. Collectionneur d’art brut qu’il nomme « art hors-les-normes » à la demande de Jean Dubuffet, souhaitant que le terme «art brut» lui soit réservé. Alain Bourbonnais a successivement consacré deux lieux à sa collection : l’Atelier Jacob, à Paris, en 1972, puis, en 1983, La Fabuloserie, à Dicy, dans l’Yonne.
(4) Voir : Pierre Avezard, vacher à la Coinche, « un aire (sic) de musique avant la sortie », texte de Pierre Della Giustina dans l’hommage Collectif à Caroline Bourbonnais : Des jardins imaginaires au jardin habité (2015).
(5) Pierre Della Giustina, Boucherie à la une, d’après Raymond Queneau. 40 X 81 cm. Eaux-fortes et bois gravés en couleurs sous emboîtage sculpté dans le contreplaqué et encré. Tirage limité à 10 exemplaires.